Et si, à l’heure des Gafa, les livres imprimés restaient un grand vecteur d’émancipation ?
Féru du XVIIIe siècle et des Lumières, l’Américain Robert Darnton, né en 1939, déploie une approche anthropologique par le biais de l’histoire du livre et de la lecture. Pour son nouvel ouvrage, Un tour de France littéraire (1), il a puisé dans un fonds inédit, les archives de la Société typographique de Neufchâtel (STN), fondée en 1769. Il y a notamment exhumé le carnet tenu au jour le jour au siècle des Lumières par un commis voyageur, Jean-François Favarger, qui entreprend, pour la STN en 1778 et pendant plusieurs mois, un tour de France littéraire de visite aux librairies. Une plongée captivante dans une République européenne des lettres où les idées circulaient vite, pour l’émancipation du genre humain.

L’EXPRESS. Le mouvement des Lumières a été un pari transnational sur la diffusion du savoir, dans l’espoir d’en finir avec les préjugés et avec l’arbitraire politique. Quel rôle le commerce de librairie a-t-il joué dans son succès ?
Robert Darnton. Voltaire l’a bien dit : « Tout l’univers connu n’est gouverné que par les livres. » Les philosophes des Lumières – je pense surtout à Condorcet et à son ami Thomas Jefferson – se fient au pouvoir de la parole imprimée. Ils se croient citoyens d’une République des lettres internationale, et le livre, leur arme de préférence, ne respecte pas les frontières, ni politiques ni culturelles (mais tout le monde cultivé lit le français à cette époque). Transmettre le savoir, c’est répandre les Lumières et, partant, détruire les préjugés. Cette foi dans le progrès nous paraît peut-être naïve mais, pour ma part, quand j’entends le racisme, la bigoterie et le nationalisme tonner autour de moi, je pense à Voltaire.
Pourquoi à lui, d’abord ?
Horrifié par l’assassinat juridique de Jean Calas, du chevalier de la Barre, et d’autres victimes des parlements de l’Ancien Régime, il saisit sa plume ; il envoie lettre sur lettre, et il « fait gémir » les presses. En mobilisant les philosophes « frères » qui travaillent avec lui dans « le vignoble du seigneur, » il termine ses lettres par : « Ecrasez l’infâme. » Et il réussit, du moins en partie. Le Traité sur la tolérance est publié en 1763. Les droits civils des protestants sont reconnus en France en 1787.
Ce qui m’étonne en lisant la correspondance de Voltaire, c’est sa capacité à maîtriser les médias de son temps. Il connaît tous les secrets du monde du livre. Il va jusqu’à se contrefaire lui-même (c’est une façon de multiplier la diffusion de ses oeuvres), en exploitant Gabriel Grasset, un tout petit éditeur marginal à Genève, tandis qu’il cultive les frères Cramer, propriétaires d’une des plus grandes maisons d’édition de l’Europe. Bon, j’avoue que c’est un sujet qui paraît ésotérique. Mais rappelons-nous que « l’infâme » est un mal qui dépasse la persécution des huguenots. Aux yeux de Voltaire, c’est l’injustice dans toutes ses formes. Nous avons besoin d’un Voltaire dans l’âge de Trump.
Vingt ans avant la Révolution française, quel était l’état de la librairie en France ?
Pour bien comprendre la force des Lumières, il faut à mon avis étudier le commerce des livres. A quelques exceptions près, les éditeurs, les imprimeurs, et les libraires du XVIIIe siècle travaillent pour gagner de l’argent. La soif du gain se sent dans toutes leurs lettres – et j’en ai lu presque 50 000. L’argent, d’après un des directeurs de la Société typographique de Neuchâtel, est « le grand mobile de tout. » Un libraire de Versailles est d’accord : « Le meilleur livre pour un marchand de livres, c’est un livre qui se vend. »
Les archives de la STN, que j’étudie depuis 1965, en disent long, parce que le livre est un objet commercial et la librairie fait partie d’une économie brutalement capitaliste. Or le capitalisme, après une phase d’expansion pendant les années 1750 et 1760, se porte mal après 1770, du moins dans le monde du livre. Les libraires se plaignent constamment dans leurs lettres du mauvais débit, des banqueroutes, d’une crise générale. J’y vois plusieurs éléments et, parmi eux, une surproduction de contrefaçons. Le droit d’auteur ou copyright n’existe pas au XVIIIe siècle, sauf en Angleterre.
La France est entourée de maisons d’édition qui réimpriment tous les livres à succès, même ceux qui ne se vendent que médiocrement, et les débitent en masse dans le royaume. J’estime que la moitié des livres sur le marché français entre 1750 et 1789 sont des contrefaçons. Les « pirates », « corsaires, » « bandits » – ces épithètes pullulent dans les lettres des éditeurs parisiens – sont en fait de bons bourgeois, des hommes d’affaires qui étudient la demande littéraire et s’efforcent de la satisfaire. Ils ont recours à la contrebande et à toute sorte de manigances hors de la loi française, mais ils savent bien trouver du bénéfice – jusque vers 1780, quand tout tourne mal. Se sentant au pied du mur, les libraires sont prêts à spéculer non seulement sur les contrefaçons de livres licites, mais sur des livres dangereux qui rapportent beaucoup – par exemple, l’Essai sur le despotisme, de Mirabeau et les Mémoires sur la Bastille, de Linguet.
Quels livres circulaient alors le plus ? Quels étaient les best-sellers ? Certains livres, en raison de la puissance de la censure, constituaient-ils en quelque sorte des « samizdats » entourés de secret et de confidentialité ? Les hommes des Lumières les plus célèbres en France – Voltaire, d’Holbach, Montesquieu, Diderot, d’Alembert – avaient-ils la claire conscience de la contribution du « commerce de librairie » à l’affranchissement humain ?
Ayant épluché les dossiers de libraires partout en France, j’ai étudié la demande pour 1145 titres. Je suis arrivé à dresser des statistiques et même, si vous permettez l’anachronisme, à créer une liste rétrospective des best-sellers. A la tête de la liste, on trouve Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry, un libelle croustillant par Pidansat de Mairobert, qui raconte la décadence de la cour sous Louis XV. Vient ensuite L’An deux mille quatre cent quarante, un soi-disant « rêve » utopique par Louis-Sébastien Mercier, qui traite de la politique dans un autre registre – sentimental et moralisateur. Mercier décrit le Paris de l’avenir comme une société régie par les principes du Contrat social, et cet ordre idéal s’oppose aux abus du Paris contemporain que Mercier dévoile dans le Tableau de Paris, autre best-seller.
La vulgarisation des idées des philosophes est donc importante, et leurs ouvrages originaux se vendent bien, eux aussi. Les oeuvres de Rousseau, les Lettres philosophiques de Voltaire, même les écrits matérialistes du cercle du baron d’Holbach figurent sur la liste. Mais il ne faut pas exagérer l’importance du courant séditieux. Les Français lisent beaucoup de récits de voyage (Cook, Bougainville), d’histoire (Robertson, Velly, Millot), d’histoire naturelle (Buffon) et de traités populaires de médecine (Tissot).
Mais encore ?
Dans le domaine des lettres, ils dévorent les romans qui font pleurer de « douces larmes. » Les oeuvres de Mme Riccoboni, oubliées aujourd’hui, sont très appréciées. La « littérature vécue » par les Français est riche et variée. Elle a pu nourrir un esprit contestataire, mais on ne peut pas distinguer une ligne de causalité qui va de la vente des livres à l’explosion de 1789. A mon avis, il s’agit plutôt de la création d’un climat où l’engagement révolutionnaire est devenu pensable.
Pourquoi Favarger est-il votre guide dans ce réseau intellectuel et humain ?
Le carnet de voyage de Jean-François Favarger est un document remarquable. En juillet 1778, le jeune commis de la STN monte à cheval à Neuchâtel, et pendant cinq mois, il visite toutes les librairies sur son chemin, qui traverse une grande partie du royaume. Tout en vendant des livres, il espionne les boutiques, flaire la demande, et rédige des rapports sur le crédit et le caractère des libraires. Le carnet transmet ainsi une vue terre à terre et quasi sociologique de la littérature, et on peut le compléter par les dossiers des libraires, plusieurs milliers de lettres, qui vont de 1769 à 1789. Grâce aux archives de la STN, on peut combiner une vision pour ainsi dire horizontale, celle de Favarger en 1778, avec une autre que j’appellerais verticale, puisqu’elle comprend les affaires des libraires pendant les deux décennies avant la Révolution française.
Bien sûr, il faut faire de l’autocritique et se méfier du biais inhérent à la source. Je vous fais grâce des problèmes de méthodologie, mais j’insiste sur la richesse de la source, l’unique archive d’une maison d’édition du XVIIIe siècle qui a survécu dans sa quasi-totalité. Située près de la frontière française et jouissant d’une liberté exceptionnelle (la principauté de Neuchâtel et Valangin est soumise à la souveraineté de la Prusse depuis 1707), la STN contrefait tous les livres qui se vendent bien en France et tout ce qui ne peut pas passer à la censure. D’ailleurs, les lettres des libraires sont souvent drôles et émouvantes. J’y vois un monde balzacien avant Balzac.
A l’aune des leçons du passé, l’historien et le bibliothécaire que vous êtes redoute-t-il l’accaparement monopolistique du marché littéraire par les Gafa ?
Mon expérience comme directeur de la bibliothèque universitaire de Harvard (en fait, 73 bibliothèques avec 20 millions de volumes), m’a fait réfléchir sur le sort des bibliothèques en général et sur l’avenir du livre pendant la révolution digitale. Le sujet est immense mais, pour simplifier, je dirais que j’y vois deux tendances fondamentales. L’humanité entière pourrait avoir accès à l’héritage culturel de tous les êtres, grâce à Internet. Mais les sociétés commerciales telles que Google menacent de monopoliser l’accès à l’information numérisée. Démocratisation contre commercialisation : la formule est simpliste, je l’avoue, mais elle sert à nous avertir des dangers d’accaparement et aussi de la possibilité de faire revivre cette République des lettres imaginée par les philosophes du XVIIIe siècle.
Source : L’Express, Propos recueillis par Alexis Lacroix, publié le